Une carte en relief de 13 000 ans révélée par une collaboration internationale mêlant archéologie, géologie et ingénierie

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Publié le 15 janvier 2025
C’est en janvier 2025  que Médard Thiry, chercheur au centre de Géosciences de Mines Paris – PSL, et Anthony Milnes, chercheur à l’University of Adelaide, ont décrit une gravure datant de plus de 13 000 ans dans l’abri de La  Ségognole 3, à Noisy-sur-École, en Seine-et-Marne, au sud de Paris. Cette gravure, identifiée comme la plus ancienne carte tridimensionnelle connue au monde, témoigne des capacités étonnantes des sociétés humaines du Paléolithique supérieur. Publiée dans l’Oxford Journal of Archaeology, cette étude révèle comment les humains préhistoriques utilisaient l’art et l’ingénierie pour représenter leur quotidien et leurs mythes.

Notre projet a clairement montré que les idées et les interprétations ne naissent pas instantanément, mais émergent grâce à de nouvelles observations et à des discussions interdisciplinaires. Ces échanges, favorisés par l’approche de Mines Paris – PSL, permettent de repousser les limites de nos connaissances.

Médard Thiry, chercheur au centre de Géosciences

 

Une collaboration internationale pluridisciplinaire valorisant le patrimoine culturel

Depuis 2018, la collaboration internationale entre Mines Paris – PSL et l’University of Adelaide a croisé leurs expertises respectives en géologie des altérations et en géomorphologie pour étudier les transformations des roches au fil des époques géologiques et préhistoriques. Ensemble, ils ont combiné leurs approches géologiques avec l’archéologie pour détailler les morphologies décimétriques, c’est-à-dire des formes et des structures visibles, mesurant entre quelques centimètres et une dizaine de décimètres (soit jusqu’à environ un mètre), présentes sur les parois des abris et blocs rocheux pour y décrypter des traces d’intervention humaine.

Au cours de cette collaboration, Médard Thiry et Anthony Milnes, en lien avec l’équipe du Programme Collectif de Recherche Art rupestre préhistorique dans les chaos gréseux du Bassin de Paris (PCR ARBap), dirigée par Boris Valentin de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ont scruté les parois d’un abri contenu dans les grès du célèbre massif forestier de Fontainebleau, au sud de Paris. Cet abri, connu depuis 1981 pour contenir la gravure de deux chevaux dans un style paléolithique tardif, comparable à celui de la grotte de Lascaux, de chaque côté d’une figuration pubienne féminine, s’est révélé présenter une représentation miniature du paysage environnant.

Vue d’ensemble du panneau de la figuration féminine. Les gravures de deux chevaux de part et d’autre du triangle, sont très fines et visibles uniquement sur des vues rapprochées et éclairées artificiellement. Photo Médard  Thiry.

 

L’abri de La Ségognole 3 est remarquable à plusieurs égards. En effet, il fait partie des trois seuls abris attribués au Paléolithique identifiés dans les grès de Fontainebleau. Ces abris constituent également les sites ornés paléolithiques les plus septentrionaux actuellement connus en Europe. Datant de la fin de la dernière glaciation, cet environnement se caractérise par des sols gelés pendant une grande partie de l’année. Les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur y établissaient de grands campements en bordure de la Seine, stratégiquement positionnés sur les routes migratoires des grands gibiers, essentiels à leur subsistance.

Chaos de blocs de grès du massif forestier de Fontainebleau, semblables à ceux contenant les abris gravés. Photo Médard Thiry.

 

Art Paléolithique et « ingénierie »

Grâce à ses recherches approfondies sur les origines du grès de Fontainebleau, Médard Thiry a reconnu plusieurs caractéristiques morphologiques des grès, à petite échelle, qui ne peuvent s’expliquer par des processus naturels. Ces observations suggèrent que les premiers humains ont modifié les surfaces du grès.

Lors d’une première visite sur le site en 2017, Médard Thiry a établi que les humains du Paléolithique avaient « travaillé » le grès dont les formes évoquaient une figuration féminine. Ils avaient accentué des fentes naturelles qui évoquaient un pubis et des plis de hanches, et ouvert des fractures permettant à l’eau de s’infiltrer et de former un écoulement par la fente vulvaire, formant un ruissellement contrôlé. Ce dispositif hydrologique, activé après trois jours d’alimentation en eau, constitue la première preuve connue d’un aménagement hydrique réalisé par les peuples du Paléolithique.

Les recherches récentes menées sur le site ont permis d’identifier un réseau hydrographique miniature, gravé à l’échelle métrique sur le sol de l’abri. Ce réseau représente de manière schématique les écoulements naturels, depuis les hautes terres jusqu’aux ruisseaux et rivières, et aboutit à des zones figurant des lacs et marécages en aval. L’ensemble est intégré aux morphologies naturelles du sol, combinant des éléments sculptés et creusés dans le grès.

Deux composantes principales se dégagent de ces aménagements. La première, une « terrasse », présente des dépressions dans lesquelles l’eau pouvait s’accumuler avant d’être conduite, via un écoulement aménagé, vers une seconde zone située dans la partie basse de l’abri. Cette zone basse est marquée par des bombements naturels du grès entre lesquels un réseau de sillons a été gravé, conduisant l’eau à une dépression plus importante. Ces écoulements pouvaient se produire naturellement après une pluie ou être déclenchés par un apport volontaire d’eau.

La comparaison des reliefs et des écoulements gravés sur le site avec les caractéristiques géomorphologiques de la vallée de l’École, où se situe l’abri, révèle une correspondance frappante. La terrasse correspond aux platières de grès, parsemées de mares et de zones humides, qui dominent la vallée. Le réseau d’écoulement gravé rappelle les vallées divagantes et marécages tels qu’ils existaient avant les aménagements humains, tandis que les dépressions dans la partie basse évoquent les marais et étendues d’eau libre qui ponctuaient autrefois la vallée.

Cette découverte ne constitue pas une « carte » au sens moderne, avec ses distances, directions et indications précises. Elle s’apparente plutôt à une représentation tridimensionnelle miniature, illustrant le fonctionnement d’un paysage. Pour les peuples du Paléolithique, la direction des cours d’eau et les caractéristiques fonctionnelles du terrain semblaient primordiales, bien davantage que nos concepts contemporains de distance ou de temps.

De multiples significations à cette «cartographie»

Les communautés du Paléolithique supérieur n’avaient probablement pas besoin de cette carte pour se repérer dans un paysage qu’elles pouvaient observer directement depuis le sommet de la colline. Alors, pourquoi un tel aménagement ? Cette représentation tridimensionnelle miniature pourrait avoir rempli plusieurs fonctions : un outil pour planifier des chasses en visualisant les déplacements des animaux en fonction du relief, un marqueur territorial pour signifier des zones d’importance stratégique ou symbolique, ou encore un support de transmission des connaissances entre membres du groupe ou générations.

Ces aménagements, qui associent des dispositifs hydrauliques sophistiqués et une mise en scène artistique combinant figuration sexuelle et représentation miniature du paysage, témoignent d’une compréhension complexe de l’environnement et d’une capacité à y intervenir de manière significative. En intégrant ces éléments dans le même abri, les habitants de cette époque exprimaient peut-être des idées profondes sur leur rapport à la nature et à la vie, mêlant pratiques utilitaires, symbolisme et culture.

Cependant, les significations exactes de ces créations restent énigmatiques. Elles reflètent une vision du monde paléolithique qui nous échappe en grande partie, car elle repose sur des concepts et des valeurs culturelles qui ne sont plus directement accessibles et qui sont nourries de nos propres imaginaires et visions du monde. Cette découverte ouvre une fenêtre sur les capacités cognitives et artistiques de nos ancêtres, tout en laissant une part de mystère qui nourrit notre curiosité sur leur conception de la vie et de la nature.

Intérieur de la grotte avec visualisation des écoulements qui ont été aménagés. Photo communiquée par Pascal Crapet.

Une fenêtre sur l’évolution cognitive des sociétés humaines

Cette carte tridimensionnelle témoigne d’une connaissance approfondie et fine des dynamiques naturelles et d’un savoir-faire technique avancé. Elle illustre une intelligence globale où la créativité, l’observation et la maîtrise technique se rejoignent. Plus qu’un simple objet utilitaire ou artistique, cette miniature de La Ségognole 3 révèle la capacité des sociétés préhistoriques à conceptualiser mentalement des paysages complexes et à en extraire les éléments essentiels pour les représenter sous une forme tangible.

La découverte de ces deux installations marque une avancée cognitive majeure. Ces recherches ont démontré que les habitants du Paléolithique ont modifié le grès pour diriger et infiltrer les eaux de pluie, une innovation qui n’avait jamais été identifiée auparavant par les archéologues. Ces interventions montrent une ingénierie sophistiquée alliée à une compréhension approfondie des propriétés naturelles des roches et de l’eau.

Outre l’aspect mythologique de l’eau, que l’on peut supposément considérer comme source de toute vie, la mise en jeu de l’eau dans ces installations ajoute une dimension interactive à cet objet unique. Dans ces deux installations, les humains préhistoriques ont valorisé des dispositions naturelles de la roche, limitant leurs interventions sur celle-ci, ce qui rappelle les techniques utilisées dans les grottes ornées où les reliefs naturels de la roche étaient rehaussés par des peintures. Mais à cette « économie » d’intervention s’ajoute une dimension respectueuse de l’espace naturel, s’appliquant ici aux roches qu’il était aussi nécessaire de respecter autant que possible. Ces sociétés préhistoriques ne se contentaient pas de survivre dans leur environnement : elles l’interprétaient, le transformaient et lui donnaient du sens.

Richesse des études coopératives

Cette découverte met en lumière l’importance cruciale des collaborations interdisciplinaires, en particulier entre géologie et archéologie. Ces domaines, bien que distincts, se complètent pour offrir une vision enrichie des interactions entre les sociétés humaines et leur environnement à travers le temps.

Le Dr Anthony Milnes souligne cette synergie en déclarant : « Nous pensons que les recherches les plus productives se trouvent aux frontières entre les disciplines. » Médard Thiry, quant à lui, insiste sur l’importance des études de terrain : « Il est essentiel de réévaluer les observations sur le terrain et de procéder à des visites fréquentes sur les sites étudiés. Notre projet a clairement montré que les idées et les interprétations ne naissent pas instantanément, mais émergent grâce à de nouvelles observations et à des discussions interdisciplinaires. Ces échanges, favorisés par l’approche de Mines Paris – PSL, permettent de repousser les limites de nos connaissances. »

Cette collaboration illustre combien le dialogue entre disciplines scientifiques peut ouvrir des perspectives inédites, transformant des découvertes isolées en véritables avancées pour notre compréhension de l’histoire humaine et de la Terre.


Pour aller plus loin :

  • Thiry, M., and Milnes, A. (2024), “Palaeolithic map engraved for staging water flows in a Paris basin shelter”. Oxford Journal of Archaeology, doi.org/10.1111/ojoa.12316
  • Communiqué de presse de l’University of Adelaide : Lire

 

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