Dissipation quantique sous contrôle : fiabiliser les qubits de chat pour un ordinateur quantique sans faute

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Publié le 16 avril 2025
Maîtriser les erreurs dans les ordinateurs quantiques est l’une des étapes clés vers le développement de machines véritablement performantes et fiables. Dans cette optique, Léon Carde, doctorant au Centre Automatique et Systèmes (CAS) de Mines Paris – PSL en thèse CIFRE avec la start-up Alice & Bob, Alexandru Petrescu, maître-assistant au CAS, Pierre Rouchon, enseignant-chercheur au CAS et membre de l’Académie des sciences, et Joachim Cohen, physicien quantique chez Alice & Bob, ont publié un article dans la revue Physical Review Applied, sélectionné comme « Editor’s Suggestion ». En associant théorie des perturbations d’ordre élevé et simulations numériques exactes, cette étude est une contribution essentielle pour progresser vers des ordinateurs quantiques tolérants aux fautes.

« Qubit de chat » : principe fondamental de l’informatique quantique

En mécanique quantique, un « état de chat » fait référence à une situation où une particule peut exister dans plusieurs états en même temps, comme l’illustre le célèbre paradoxe de Schrödinger où un chat pourrait être à la fois vivant et mort. Dans l’informatique quantique, ce concept est utilisé pour créer des qubits de « chat ». Contrairement aux qubits traditionnels, qui stockent l’information dans un seul état, les qubits de chat stockent l’information dans une combinaison de deux états distincts à la fois, dans un circuit électromagnétique.

Cette superposition permet aux qubits de chat de corriger certains types d’erreurs par eux-mêmes, comme le changement inopiné d’un état de 0 à 1 (ce qu’on appelle une erreur de « bit-flip »). Ce mécanisme de correction automatique fonctionne grâce à un phénomène appelé dissipation non-linéaire, qui aide le système à revenir vers un état stable tout en éliminant certains types d’erreurs. Ainsi, ces qubits sont prometteurs pour rendre l’informatique quantique plus robuste et fiable.

Des erreurs invisibles à l’œil nu : les canaux dissipatifs parasites

Mais tout n’est pas si simple dans le monde quantique. Pour générer la dissipation bénéfique qui permet de stabiliser les qubits, on utilise un mécanisme appelé « pompage paramétrique ». Celui-ci consiste à appliquer une sorte de contrôle externe qui modifie le circuit de manière à ce que deux photons interagissent pour maintenir la stabilité du qubit.

Cependant, ce contrôle introduit un problème : il crée des « canaux dissipatifs parasites ». Ceux-ci sont des chemins inattendus par lesquels l’information quantique s’échappe, comme si des fuites invisibles se formaient. Ces fuites réduisent le temps pendant lequel le qubit peut garder une information de manière fiable, un temps qu’on appelle le « temps de cohérence ». Jusqu’à présent, ces phénomènes étaient difficiles à comprendre, car impossible à expliquer par les modèles classiques utilisés jusqu’ici, qui reposent sur des approximations assez simples.

Diagramme explicatif : à gauche, la cavité de stockage abritant l’état quantique — le fameux « chat » ; à droite, l’environnement (câbles, lignes de lecture…) qui peut perturber le système ; au centre, un élément de couplage paramétrique agissant comme médiateur entre les deux, introduisant les interactions nécessaires à la stabilisation. Les flèches sont les flux d’énergie : la stabilisation bénéfique en bleu et vert, la dissipation parasite en rouge. Cette dernière est précisément ce que l’étude s’efforce de modéliser et de minimiser.

Combiner théorie avancée et calcul numérique

L’innovation réside dans une méthode originale utilisée pour comprendre ces pertes d’information indésirables. L’équipe a combiné deux outils puissants pour analyser les phénomènes en profondeur :

  • La théorie des perturbations d’ordre élevé, et plus précisément une méthode appelée « transformation de Schrieffer-Wolff » dépendante du temps. Cette approche permet d’aller au-delà des premières approximations et de mieux comprendre comment un système complexe réagit à des influences extérieures.
  • La diagonalisation exacte en théorie de Floquet, une technique numérique rigoureuse qui permet d’analyser les systèmes soumis à des excitations périodiques, c’est-à-dire des perturbations répétées au fil du temps.

En combinant ces deux méthodes, les chercheurs ont pu identifier les mécanismes responsables de la dégradation des performances des qubits. Ils ont également pu établir une relation précise entre les caractéristiques microscopiques du circuit et la durée pendant laquelle l’information quantique reste stable, offrant ainsi une vue d’ensemble détaillée pour améliorer la fiabilité des qubits.

Mines Paris – PSL et Alice & Bob pour des améliorations concrètes en technologie quantique

Ce travail s’inscrit dans une collaboration entre recherche académique et innovation industrielle. La start-up Alice & Bob, pionnière dans le développement d’ordinateurs quantiques tolérants aux fautes, s’appuie ici sur l’expertise scientifique du Centre Automatique et Systèmes (CAS) de Mines Paris – PSL. Léon Carde incarne cette synergie : doctorant en thèse CIFRE, il partage son activité entre les laboratoires du CAS et les équipes d’Alice & Bob.

En effet, cette avancée n’est pas seulement théorique. En identifiant les mécanismes de dissipation parasites, les chercheurs proposent des recommandations pratiques pour concevoir des dispositifs quantiques plus fiables. Par exemple, ils montrent que certains câbles de lecture ou composants proches du qubit peuvent, s’ils ne sont pas bien réglés, augmenter les pertes de photons et réduire la stabilité de l’information. En revanche, une gestion plus soignée de ces éléments permet de maintenir plus longtemps la cohérence du qubit, ce qui est essentiel pour garantir un fonctionnement fiable des ordinateurs quantiques.

Ce travail représente une brique essentielle dans la construction d’un ordinateur quantique résistant aux erreurs, capable de fonctionner de manière autonome sur de longues périodes. Les méthodes proposées pourront aussi s’appliquer à d’autres types de circuits quantiques, au-delà des qubits de chat.


Pour aller plus loin :

Léon Carde, Pierre Rouchon, Joachim Cohen, Alexandru Petrescu, « Flux-pump-induced degradation of T₁ for dissipative cat qubits », Physical Review Applied, vol. 23, 024073, publié le 28 février 2025.

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