Rencontre avec Blanche Segrestin : aux origines de l’entreprise à mission

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Publié le 7 juin 2024
La loi Pacte a introduit il y a 5 ans la notion d’entreprise à mission. Le concept est né à Mines Paris – PSL, au sein d’un groupe chercheurs dirigés par Blanche Segrestin au sein du Centre de Gestion Scientifique (CGS) de Mines Paris – PSL. Rencontre.

Congrès Français et Européen des entreprises à mission à la Maison de la Mutualité le 16 mai 2024.
Crédit : Jean-Philippe Sanfaute

 

Il y a cinq ans, la loi Pacte introduisait en France la qualité de société à mission, permettant aux entreprises de se fixer des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux, élargissant ainsi leur raison d’être économique à une contribution au bien commun.

Ce concept novateur trouve ses racines dans les travaux pionniers du Centre de Gestion Scientifique de Mines Paris – PSL, dont l’équipe de chercheurs Kevin Levillain, Stéphane Vernac et Errol Cohen ont joué un rôle déterminant sous la direction de Blanche Segrestin et d’Armand Hatchuel.

Dans cet entretien, Blanche Segrestin revient sur la genèse de ce concept et sur l’impact de son application cinq ans après la promulgation de la loi. En abordant la nature juridique et les implications de la mission d’entreprise, Blanche éclaire les motivations variées des entreprises qui adoptent ce statut et analyse les défis et succès rencontrés.

Alors que le monde fait face à des urgences climatiques, l’élargissement du statut d’entreprise à mission à l’échelle européenne apparaît comme une prochaine étape cruciale pour une gouvernance alignée sur des objectifs de durabilité et de bien commun.

 

Il y a 5 ans, la loi Pacte était promulguée, instaurant la qualité de société à mission. Celle-ci permet à une entreprise de se fixer des objectifs sociaux et environnementaux contraignants et d’élargir sa raison d’être économique à une contribution au bien commun.

Le concept est issu de vos travaux au Centre de Gestion Scientifique de Mines Paris – PSL. Pouvez-vous nous en rappeler la genèse ?

Depuis longtemps, la question des dynamiques d’innovation est centrale dans les travaux du Centre de Gestion Scientifique (CGS). Or la capacité d’innovation est centrale aujourd’hui pour faire face aux transitions, mais – c’est ce qui a été au point de départ de nos recherches sur la gouvernance – elle n’est pas du tout ni prise en compte ni protégée par les cadres juridiques des entreprises. Du coup, les ambitions sociales et environnementales des entreprises, quand elles en ont, ne sont pas protégées. Nous nous sommes donc interrogés sur la manière d’inscrire des finalités sociales et environnementales dans le cadre de gouvernance de l’entreprise.

Suite à la crise des subprimes de 2008, nous avons pris part à un programme de recherche transdisciplinaire au collège des Bernardins, aux côtés de juristes, d’historiens et de sociologues, sur la nature de la crise que nous venions de traverser : était-ce une crise des marchés financiers ou une crise de la gouvernance des entreprises ? Très vite, nous avons abordé la question du cadre juridique des entreprises : comment ancrer des finalités autres que financière dans les statuts de l’entreprise qui puissent être opposables ? Le concept de l’entreprise à mission, doté d’un organe, placé à côté du Conseil d’administration et chargé de contrôler la démarche, était né.

Nous avons alors poursuivi ces recherches dès 2015 dans le cadre de la chaire « Théorie de l’Entreprise. Modèles de gouvernance et création collective »  et la publication de la thèse de Kevin Levillain en 2017 a été un point d’aboutissement important, avec également, la création de la communauté des entreprises à mission, lors d’une conférence à l’École en 2018.

On dénombre aujourd’hui plus de 1500 entreprises à mission. Que faut-il retenir de ces 5 années de mise en œuvre ?

Un observatoire des sociétés à mission a été créé a été mis en place dès 2021 dans le cadre d’un programme de l’Agence nationale de la recherche. Ce qui frappe tout d’abord dans les données collectées, c’est la grande variété des types d’entreprises qui adoptent le statut d’entreprise à mission : des grands groupes comme des PME, mais aussi des entreprises de l’économie sociale et solidaire, des coopératives…

 Je retiens également l’hétérogénéité des raisons qui motivent le choix de devenir entreprise à mission : ça peut être, pour une entreprise familiale, le moyen de préserver des valeurs et des orientations au moment d’une ouverture de capital. On voit aussi des entreprises qui adoptent ce statut pour engager une transition et/ ou se réinventer. Pour des organisations complexes comme des coopératives qui auraient de multiples filiales, le statut d’entreprise à mission permet aussi de « propager » des engagements dans toutes ses composantes, y compris à l’international. Il y a aussi des secteurs avec des enjeux particuliers, comme la presse, où la gouvernance pourrait protéger certaines valeurs, comme l’indépendance éditoriale.

Parmi les autres éléments remarquables, on constate l’originalité du fonctionnement du comité de mission. Comme c’est un organe qui va venir discuter les choix de gestion, il cherche à dépasser la représentation des parties prenantes pour y faire siéger des personnes réellement expertes et notamment souvent des universitaires.

 

En 2021, l’éviction du PDG de Danone, première entreprise cotée à adopter ce statut, en a révélé certaines fragilités. Quels enseignements en ont été tirés ?

Cet exemple montre plutôt d’abord la robustesse du dispositif. De manière inédite, on a vu après le départ d’Emanuel Faber, des coalitions entre des actionnaires engagés et des syndicats pour demander aux administrateurs de confirmer leur engagement vis-à-vis de la mission. En étant société à mission, l’engagement de l’entreprise est resté pérenne. C’est dès lors au comité de mission de jouer un rôle important de vigilance auprès de la nouvelle direction.

 

Dans un contexte d’urgence climatique, le statut d’entreprise à mission propose une forme de gouvernance qui semble très adaptée aux transitions écologiques des entreprises et des industries. Est-ce qu’un élargissement de ce statut à l’échelle Européenne est le prochain défi ?

La société à mission est particulièrement adaptée aux enjeux de la transition car elle permet en effet aux entreprises de s’engager sur un futur désirable, mais un futur désirable qui reste encore à construire. Les entreprises à mission s’engagent donc dans un effort de conception, avec une gouvernance contrôlée, ce qui semble indispensable pour conduire les transitions.

Au niveau international, il existe de nombreuses propositions de gouvernance pour se départir du schéma actionnarial « court termiste ». Mais la plupart propose soit de renoncer au profit soir sur l’exigence d’une plus forte transparence des entreprises. Ce qui ne garantit pas a priori de futur désirable. C’est donc un enjeu de rendre le schéma de l’entreprise à mission plus visible, en particulier au niveau européen.

 


Pour aller plus loin :

Blanche Segrestin est enseignant-chercheur au sein du Centre de Gestion Scientifique de Mines Paris – PSL  où elle coordonne les travaux de la Chaire Théorie de l’Entreprise – Modèles de gouvernance & création collective. Ses recherches portent sur une nouvelle théorie de l’entreprise fondée sur l’innovation et ses implications en termes de droit et de gouvernance.

Blanche Segrestin s’est vue décerner fin 2019 le prix du livre RH 2019 pour son ouvrage co-écrit avec Kevin Levillain, « La mission de l’entreprise responsable – Principes et normes de gestion ».

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