Recherche ou Innovation ? Avec les thèses Cifre, plus besoin de choisir.

Recherche Science et société Décryptage
Publié le 13 janvier 2025

Quand un jeune chercheur, un laboratoire et une entreprise s’associent, les résultats sont souvent spectaculaires. Grâce au dispositif de la thèse Cifre, des innovations concrètes voient le jour dans les entreprises, tandis que la science avance. Un partenariat où tout le monde – du doctorant à l’entreprise en passant par les encadrants – sort gagnant. 

Le rapport Pommier-Lazarus, publié en novembre 2024, vise à transformer la reconnaissance du doctorat en France, en particulier dans le secteur privé. Il propose une mutation culturelle et structurelle pour mieux intégrer les docteurs dans tous les secteurs économiques, en s’appuyant sur quatre axes : augmenter leur présence en entreprise, faciliter leur insertion professionnelle, valoriser leur diplôme et maximiser leur contribution à l’innovation et à la compétitivité des entreprises françaises.

Dans ce contexte, et comme le souligne le rapport, les thèses Cifre (Conventions industrielles de formation par la recherche) jouent un rôle clé en tant que passerelle entre la recherche académique et le monde de l’entreprise. Ce dispositif, coordonné par l’Association Nationale de la Recherche et de la Technologie (ANRT), associe un doctorant, une entreprise et un laboratoire autour d’un projet de recherche commun. Créé il y a plus de 40 ans, il est l’un des plus anciens outils de rapprochement entre le monde académique et industriel en France. Aujourd’hui, plus d’un doctorant sur dix réalise sa thèse dans ce cadre en France, et les Cifre sont utilisées par des entreprises de toutes tailles (PME, ETI, grands groupes), témoignant de leur pertinence et de leur flexibilité. À ce titre, l’État a souhaité augmenter dans les prochaines années de + 50 % le nombre de thèses Cifre financées.

Toutefois, ce plébiscite des thèses Cifre pourrait être mal interprété. En effet, les Cifre pourraient être perçues comme orientées vers des objectifs industriels à court terme, limitant les ambitions scientifiques que l’on peut attendre du doctorat, dont la mission première est de faire progresser le savoir pour tous. Cette perception soulève aussi des inquiétudes quant au risque de dérives potentielles : la recherche doctorale pourrait-elle se voir instrumentalisée au profit exclusif des intérêts industriels immédiats, au détriment de la quête de connaissances scientifiques ? Les difficultés inhérentes aux relations entre la science et l’industrie, telles que les divergences d’objectifs, les différences culturelles et les enjeux de propriété intellectuelle, peuvent accentuer ces craintes. Au final le défi est de taille : comment conjuguer l’impact socio-économique et l’excellence académique sans compromettre l’une au profit de l’autre dans le cadre de ces thèses ?

Nos recherches récentes, conduites par des équipes de Mines Paris – PSL et de TBS Education sur le dispositif Cifre permettent de limiter ces craintes et de mettre à mal bon nombre d’idées reçues sur ces thèses. Mieux encore, ces recherches permettent de comprendre pourquoi les thèses Cifre constituent un outil remarquable ayant à la fois un impact socio-économique important et un fort impact scientifique. C’est ce qu’on appelle des recherches à double impact simultané.

La thèse Cifre : bien plus qu’une simple recherche appliquée

Les thèses Cifre se distinguent par leur capacité à combiner des objectifs académiques et industriels. Contrairement aux idées reçues, elles ne se limitent pas à une recherche appliquée pilotée par les besoins immédiats des entreprises. Nos travaux montrent qu’une majorité de ces thèses, 61 % exactement, privilégient des approches de recherche fondamentale, souvent inspirées par des problématiques industrielles, mais ancrées dans une quête de compréhension scientifique. Ce choix va à l’encontre des stéréotypes associant les thèses Cifre à une simple résolution de problèmes pratiques.

Cette diversité se reflète dans une typologie des thèses Cifre que nous avons établie. Certains projets, dits disciplinaires, approfondissent des connaissances fondamentales dans une discipline académique précise. Par exemple, une thèse en biologie moléculaire, menée en partenariat avec un grand laboratoire pharmaceutique, a permis de développer des outils théoriques sur des mécanismes génétiques complexes. Ces travaux ont conduit à deux publications dans des journaux de renommée internationale tout en enrichissant les compétences fondamentales de l’entreprise dans un domaine clé de recherche.

D’autres projets adoptent une approche plus exploratoire, mobilisant par exemple plusieurs disciplines pour résoudre des problématiques complexes sur des défis d’innovation de rupture. Une thèse menée conjointement par un laboratoire d’ingénierie et une PME de robotique a exploré l’intégration de matériaux polymères et d’intelligence artificielle pour concevoir des capteurs souples et autonomes. Ce projet a conduit non seulement à un prototype breveté mais aussi à des collaborations académiques renforcées dans deux disciplines jusque-là peu connectées.

Enfin, une partie des thèses est orientée plus classiquement vers le développement de produits, tout en s’appuyant sur des méthodologies scientifiques rigoureuses. Un exemple notable est une thèse sur l’amélioration de procédés de recyclage dans l’industrie automobile, réalisée en partenariat avec une PME spécialisée dans l’économie circulaire. Ce projet a permis de développer un procédé breveté, maintenant utilisé dans plusieurs usines, tout en générant des articles scientifiques valorisés par l’université et le doctorant.

Ces exemples montrent que les thèses Cifre sont surtout des laboratoires d’idées qui contribuent à la recherche académique et à la formation de compétences transversales, essentielles pour relever les défis scientifiques et industriels de demain.

Des recherches à double impact : conjuguer innovation et excellence académique

Les thèses Cifre illustrent parfaitement la force des relations de recherche science-industrie lorsqu’elles sont construites dans une logique de double impact. Ces collaborations permettent à l’académie et à l’industrie de se nourrir mutuellement, renforçant à la fois le potentiel d’exploration de la recherche académique et les capacités d’innovation des entreprises.

D’un côté, les résultats scientifiques issus des thèses Cifre témoignent de leur contribution significative au monde académique. Les doctorants Cifre publient leurs travaux dans des revues académiques de haut niveau, ce qui atteste de la qualité scientifique des recherches, même lorsqu’elles sont menées dans des contextes industriels. Ces publications ne se limitent pas à valoriser les doctorants : elles renforcent également la visibilité des entreprises partenaires sur des thématiques stratégiques et leur permettent d’intégrer des réseaux scientifiques de premier plan.

D’un autre côté, les thèses Cifre jouent un rôle moteur dans l’innovation technologique. Environ 21 % des projets aboutissent à des brevets, souvent co-signés entre entreprises et laboratoires. Ces innovations, qui touchent des domaines aussi variés que l’intelligence artificielle, les biotechnologies ou les énergies renouvelables, ne sont pas seulement des avancées techniques. Elles incarnent une forme de transfert qui diffère de celle de la formation enrichissant ainsi les modalités d’organisation de la recherche financée par ce dispositif.

Ces innovations constituent également des atouts compétitifs cruciaux pour les entreprises, notamment les PME et les ETI. Ces dernières, représentant près de la moitié des partenaires Cifre, accèdent grâce à ce dispositif à des expertises et des ressources qu’elles n’auraient pas pu mobiliser autrement. Pour ces entreprises, les thèses Cifre sont un levier stratégique pour explorer des champs technologiques encore inconnus et pour renforcer leur résilience face à une compétition internationale croissante.

Thèses Cifre : une triple réussite pour doctorants, entreprises et universités

Les thèses Cifre se distinguent aussi par les opportunités qu’elles offrent aux doctorants, à leurs encadrants industriels et à leurs directeurs de thèse.

Pour les doctorants, les thèses Cifre constituent une expérience formatrice unique qui leur permet d’explorer des trajectoires professionnelles diversifiées. Cette double appartenance leur permet de développer une capacité rare à naviguer entre deux mondes, souvent perçus comme cloisonnés, et de jouer un rôle d’ambassadeurs entre la science et l’industrie.

Pour l’encadrant industriel, le rôle de porteur de projet Cifre est également enrichissant. En supervisant directement le doctorant, il est exposé à l’écosystème académique, ses dynamiques et méthodologies. Cela constitue une occasion précieuse d’élargir sa compréhension des enjeux de la recherche, mais aussi son exposition aux opportunités portées par ce milieu académique, ces dernières pouvant venir outiller aussi bien sa carrière, les capacités d’absorption de l’organisation ou les possibilités d’innovation et développements futurs. Cette immersion dans la logique scientifique permet souvent de revisiter ses propres méthodes de travail et d’enrichir son savoir-faire, notamment dans la gestion de projets complexes.

Le rôle du directeur ou de la directrice de thèse est tout aussi central dans cette collaboration. La littérature a largement documenté les bénéfices des interactions avec l’industrie pour les universitaires. Ces collaborations favorisent la publication scientifique, en stimulant des problématiques de recherche originales et en ouvrant des accès à des terrains empiriques riches et variés. Elles ont également un effet positif sur la carrière académique du directeur de thèse, en renforçant son réseau, en diversifiant ses possibilités de financement et en augmentant la visibilité de ses travaux. Ainsi, pour les chercheurs académiques, l’encadrement d’une thèse Cifre est une opportunité stratégique qui conjugue approfondissement scientifique, sérendipité raisonnée et retombées directes.

Collaborer pour mieux innover : le secret des thèses Cifre

Nos travaux montrent toutefois que, pour maximiser les performances scientifiques et l’innovation dans les thèses Cifre, il est essentiel que les trois parties entretiennent des liens durables et fréquents. Par exemple, nous avons démontré qu’une fréquence élevée de comités de pilotage réunissant les trois parties est primordiale pour favoriser les brevets et les publications de haut niveau. Le doctorant ne peut pas jouer seul le rôle d’intermédiaire entre ces deux mondes ! D’autant que la plupart des doctorants Cifre s’engagent dans cette voie avec l’ambition de rejoindre le monde de l’entreprise, tout en bénéficiant de la valeur ajoutée d’une expérience doctorale de haut niveau : un véritable accélérateur de carrière.

Ainsi, le dispositif Cifre, avec sa grande diversité de projets, représente un levier clé pour renforcer la visibilité et la reconnaissance du doctorat en France. En favorisant le rapprochement entre le monde académique et l’entreprise, il contribue à briser les barrières traditionnelles et à créer des synergies bénéfiques. Ce modèle en pleine expansion incarne une opportunité stratégique pour valoriser les compétences des doctorants tout en répondant aux besoins d’innovation des entreprises.

 


Auteurs

  • Quentin Plantec – Professeur Stratégie & Management de l’Innovation, TBS Education
  • Benjamin Cabanes – Enseignant-chercheur en sciences de gestion, Mines Paris – PSL
  • Elise Ratier – Doctorante en management de l’innovation, Mines Paris – PSL
  • Pascal Le Masson – Professeur Mines Paris – PSL, Mines Paris – PSL
  • Weil Benoit – Professeur, Mines Paris – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.