Entretien avec Franck Guarnieri : l’ingénierie bleue au cœur de l’enseignement avec Mines Paris pour l’Océan

Formation Recherche Transition écologique Interview
Publié le 20 septembre 2024
À Sophia Antipolis, sur le campus Pierre Laffitte, Mines Paris pour l’Océan a pour objectif de former les élèves du cycle Ingénieur Civil de Mines Paris – PSL à l’ingénierie bleue, le volet technologique de l’économie maritime. Ce projet pédagogique, initié par Franck Guarnieri et Sébastien Travadel, propose des modules de formation à la carte.
Merci à l’équipe Intermines, qui a consacré son dossier de septembre à l’écologie et l’économie de la mer dans la Revue des Mines, pour la préparation de cette interview.

Depuis 2022, Mines Paris – PSL propose un parcours pédagogique dédié à la préservation de l’océan, visant à enrichir la compréhension des enjeux de l’ingénierie bleue, volet technologique de l’économie bleue. Ce programme permet aux futurs ingénieurs de se confronter aux grands défis contemporains. Au cours des trois années de leur Cycle Ingénieur Civil, les élèves se plongent dans des thématiques spécifiques pendant quelques semaines.

Entretien avec Franck Guarnieri, Directeur de recherche au Centre de Recherche sur les Risques et les Crises (CRC) de Mines de Paris – PSL à Sophia Antipolis.

 

 

La France possède la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) au monde, mais nous n’avons guère les moyens de la connaître finement et de la protéger. Nous manquons de bateaux, d’ingénieurs et de chercheurs. L’Océan joue un rôle capital dans la régulation du climat, l’alimentation humaine et les grands équilibres essentiels du vivant sous toutes ses formes.

Qu’est-ce qui vous a motivé à fonder Mines Paris pour l’Océan ?

Le Centre de Recherche sur les Risques et les Crises mène depuis le début des années 2000 des recherches sur l’environnement marin. Nous avons travaillé sur la prévention des risques des installations industrielles en mer, principalement des plateformes pétrolières et gazières pour la R&D de Total Energies. Nous avons aussi collaboré avec la R&D d’EDF pour prévenir les risques de collision de navires avec des éoliennes en mer. Actuellement, trois doctorants réalisent une thèse sur le thème de la sécurité et sûreté de l’environnement marin.

La croissance des effectifs du cycle Ingénieur Civil a conduit la direction de l’école à lancer un appel pour de nouveaux cours. Avec Sébastien Travadel, nous avons ainsi créé le MIG “Océan” (Métiers de l’Ingénieur Généraliste), un cours de trois semaines en première année et, dans la foulée, développé un projet d’ingénierie intitulé “Underwater : robotique sous-marine”, un cours de dix semaines en deuxième année. De fait, nous avons établi une continuité pédagogique sur l’ingénierie bleue, en lien direct avec le territoire, la Côte d’Azur et le milieu, la mer Méditerranée. C’est ainsi qu’est née l’initiative pédagogique et de recherche Mines Paris pour l’Océan. Elle vise à nous inscrire activement dans le territoire, de Monaco à Perpignan, en collaborant avec des acteurs des sciences marines tels que l’Institut océanographique de Monaco, l’Université de Nice, l’IFREMER à Toulon…

 

Annie, photographiée sur l’épave du robuste II, au large de Golfe Juan (06). C’est est l’un des deux ROV (remotely operated underwater vehicle) du projet d’ingénierie Underwater 2024.

 

Premières photos d’Annie, au Cap d’Antibes le 30 avril 2024.

 

Pourquoi avoir choisi l’ingénierie appliquée à la biodiversité marine ?

La mer Méditerranée est considérée comme la mer la plus polluée du monde. En tant que mer semi-fermée, les polluants s’accumulent rapidement. Entourée de nombreux pays densément peuplés et industrialisés, elle reçoit des eaux usées non traitées, des rejets industriels et agricoles. Le tourisme intensif le long des côtes génère une grande quantité de déchets, et la gestion insuffisante de ces derniers contribue à l’accumulation de plastiques en mer. La Méditerranée est aussi une route maritime très fréquentée, entraînant des rejets de carburants et des déversements d’hydrocarbures. Ajoutez à ce sombre tableau, une pêche excessive, voire destructrice, et vous avez là toutes les raisons pour mobiliser les élèves ! Le territoire est particulièrement sensible à cette cause.

En 2025, Nice sera la ville hôte des rencontres des Nations Unies sur l’Océan. En 2023, Antibes a inauguré un formidable espace de sensibilisation et d’éducation du grand public à la connaissance de la biodiversité côtière sous-marine du Cap d’Antibes. Le Département et la Région ont aussi pour priorité la préservation de la biodiversité marine. La communauté scientifique de la région est particulièrement dynamique, les entreprises du Var et des Bouches-du-Rhône sont des poids lourds mondiaux et des startups « sophipolitaines » sont prometteuses.

 

Donc vous cochiez toutes les cases ?

Effectivement ! Il y avait une véritable cohérence avec le territoire, et nous avions des partenaires institutionnels et scientifiques locaux et régionaux très motivés à l’idée de collaborer avec une grande école d’ingénieurs comme la nôtre.

Côté élèves, l’initiative les enthousiasme. Lorsque nous leur montrons les robots sous-marins de l’IFREMER, capables de descendre jusqu’à 6 000 mètres, il y a immédiatement un effet “waouh” grâce à l’excellence technologique mondialement reconnue. Et si le porte-avions

Charles de Gaulle est présent dans la rade de Toulon, cela stimule évidemment les imaginaires ! Nous avons donc répondu avec intelligence à l’appel lancé par la direction des études de l’école. Le pari s’est révélé gagnant. Le MIG “Océan” est très apprécié, chaque année nous avons plus de candidats que de places offertes. Le projet d’ingénierie “Underwater” voit ses effectifs croître chaque année, près de 40 élèves sont attendus en 2025.

 

Sur quoi travaillent les élèves ?

Les deux premières promotions du MIG “Océan” ont travaillé sur l’apport de l’imagerie satellitaire, l’une sur la détection de macro-plastiques en Méditerranée (2022/2023), l’autre sur le blanchissement des récifs coralliens en Polynésie française (2023/2024).

Le projet Underwater 2023, conduit en partenariat avec l’Office français de la Biodiversité et le parc marin du Cap Corse et Agriate, a abouti à la conception deux robots sous-marins, Léon et Eugène, capables de réaliser des prises de vue pour étudier un coralligène : la rhodolite.

Underwater 2024, en collaboration avec le musée archéologique de Saint-Raphaël, portait sur l’archéologie sous-marine. Il s’agissait de cartographier une épave au large du Cap d’Antibes afin de mesurer son état de conservation et sa colonisation par la faune et la flore. Là encore deux robots sous-marins téléopérés depuis la surface, Wall-Y et Annie, ont été développés.

Dans le cadre d’Underwater 2024, les élèves de deuxième année du Cycle Ingénieur civil ont conçu deux machines, Annie et Wall-Y, capables de descendre jusqu’à 300 mètres de fond et de ramener des images en 2D et 3D.

Chaque année, nous proposons aux élèves des projets très ambitieux, des défis qui les obligent à se dépasser. Avec les fonds marins, ils doivent affronter un environnement complexe et des conditions de déploiement de leurs solutions techniques en mer souvent difficiles. Ils ont aussi à rendre des comptes à un partenaire pleinement impliqué dans le projet pédagogique.

 

Quels sont les principaux enjeux techniques de l’ingénierie bleue auxquels vous souhaitez répondre avec Mines Paris pour l’Océan ?

Notre développons une solution de collecte des données de très haute qualité, à moindre coût, dans la zone de 0 à 300 mètres de profondeur. Pourquoi ? Aujourd’hui, les industriels de l’océan envoient des robots à 10 000 mètres, une économie de la robotique sous-marine des grands fonds existe depuis longtemps et s’avère extrêmement efficace. Les acteurs scientifiques du domaine, comme l’IFREMER, disposent de machines pour travailler entre 2 500 et 6 000 mètres. Nous avons constaté qu’il n’existait pas de robots pleinement adaptés à la zone côtière de 0 à 300 mètres, car ce n’est pas une zone d’exploitation économique, sauf pour la pêche. Pourtant, cette zone est une sentinelle cruciale de l’état du vivant.

Aujourd’hui, concevoir un robot pour ces profondeurs n’est ni compliqué ni coûteux. En revanche, le véritable défi réside dans la charge utile embarquée (écoute, vision, prélèvement). C’est un domaine technologique encore trop peu investi, car les gestionnaires des aires marines manquent cruellement de financement. Les rares campagnes de mesure sont extrêmement coûteuses. Comme il n’existe pas de marché établi, il y a donc de la place pour la créativité, permettant à terme de proposer des solutions à haute valeur ajoutée.

 

Comment sensibiliser les élèves à la préservation de l’océan ?

Les élèves choisissent nos cours pour notre réputation, notre niveau d’exigence et nos moyens. Nous disposons d’un atelier entièrement équipé sur près de 100 mètres carrés, comprenant des logiciels de CAO/DAO, des logiciels de mécanique des fluides, un parc d’imprimantes 3D, des machines-outils, des bancs électroniques et des serveurs de calcul.

Il est également encourageant de constater qu’ils sont conscients des nombreuses menaces qui pèsent sur notre planète. Les mers et les océans sont en première ligne, mais leurs vulnérabilités sont souvent négligées. Il est donc très positif qu’ils nous rejoignent en nombre.

Les cours se déroulant à Sophia Antipolis, les élèves sont immédiatement connectés au territoire et développent une relation privilégiée avec l’environnement marin. Par exemple, dès le deuxième jour d’Underwater, ils embarquent pour une mission visant à les sensibiliser à la complexité de la collecte de données sous-marines. Les moins réticents ou les plus courageux, en plein mois de février, dans une eau à 13 degrés, enfilent des combinaisons et réalisent leurs premières prises de vues sous-marines. Cette première épreuve leur permet de se confronter aux réalités du milieu. Durant les 10 semaines du cours, les sorties en mer sont fréquentes, généralement le jeudi après-midi, à la place du sport.

Enfin, l’engagement que nous prenons préalablement auprès d’un tiers en attente d’un résultat opérationnel décuple leur motivation.

Première sortie en mer pour les élèves du projet Underwater 2024.

 

Quelles compétences développées en école d’ingénieurs peuvent être mises en application avec les cours proposés par Mines Paris pour l’Océan ?

Les élèves utilisent des logiciels de CAO pour concevoir les structures des engins. Ils choisissent des matériaux résistants à la pression et maîtrisent les techniques d’assemblage et d’étanchéité.

En électronique, ils conçoivent des circuits pour le contrôle du robot et calibrent des capteurs pour la navigation et l’acquisition de données.

En programmation, ils créent des logiciels pour la téléopération et le traitement des images, maîtrisant les techniques de capture d’images sous l’eau et développant des logiciels d’analyse.

En hydrodynamique, ils optimisent les systèmes de propulsion. Ils gagnent de l’expérience en prototypage, assemblent les composants du robot, réalisent des tests en bassin et en mer, et résolvent les problèmes techniques.

En gestion de projet, ils planifient, coordonnent les phases et travaillent en équipe. Les compétences en travail d’équipe et communication sont renforcées, favorisant une collaboration efficace et une présentation claire des résultats.

Ils acquièrent enfin des compétences en sécurité des opérations sous-marines, mettent en œuvre des mesures de sécurité et développent une sensibilité environnementale, appliquant les bonnes pratiques pour minimiser l’impact écologique.

 

Comptez-vous proposer de nouveaux modules de formation aux élèves du cycle Ingénieur Civil de Mines Paris – PSL à l’avenir ?

Le sujet du MIG Océan, qui débutera en novembre prochain, sera dévoilé en septembre. C’est un secret. Chaque année, nous voulons surprendre les élèves, susciter de l’intérêt et de l’envie et ce d’autant plus que le nombre de places est limité à seize. L’IFREMER de Toulon sera à nos côtés, il s’agit là d’une reconnaissance formidable de nos efforts et un témoignage fort de confiance dans le travail à venir des élèves.

Pour le projet d’ingénierie Underwater 2025, nous n’avons pas fixé de limite quant à l’accueil des élèves. Passer dix semaines dans le Sud et se couper de la promotion peut en rebuter certains. L’absence de limite encourage à venir en groupe. C’est comme si nous déplacions un couloir de la Meuh à Sophia Antipolis ! La mission 2025 est en cours de définition. Là encore, nous communiquons peu, sauf pour préciser que nous visons les 300 mètres de profondeur, voire plus.

Une option “ingénierie bleue” pourrait bien évidemment trouver sa place en troisième année. Pour autant, comme une partie des cours doit se dérouler à Paris et que l’emploi du temps est morcelé, il convient de prendre le temps d’y réfléchir.

 

Quel est l’objectif à long terme de Mines Paris pour l’Océan concernant la carrière des élèves ?

La France possède la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) au monde, mais nous n’avons guère les moyens de la connaître finement et de la protéger. Nous manquons de bateaux, d’ingénieurs et de chercheurs. Aujourd’hui, dans les grandes écoles d’ingénieurs françaises, il y a des talents qui pourraient changer la donne ! Et pas seulement en matière industrielle et économique. L’Océan joue un rôle capital dans la régulation du climat, l’alimentation humaine et les grands équilibres essentiels du vivant sous toutes ses formes.

Nous touchons plusieurs dizaines d’élèves par an qui se montrent passionnés. Nous espérons que certains s’orienteront vers cette filière grâce à ces cours. À trois ans, je suis convaincu que des élèves auront un premier emploi dans l’ingénierie bleue.

 


À propos de Franck Guarnieri

Directeur de recherche, Franck dirige le Centre de Recherche sur les Risques et les Crises (CRC) de Mines Paris – PSL à Sophia Antipolis. Passionné de plongée sous-marine et engagé dans la préservation des fonds marins, il a coécrit, avec Sébastien Travadel, professeur à l’École et passionné de voile, le livre Petite philosophie de l’ingénieur (PUF, 2021). Cet ouvrage offre un nouvel éclairage sur le rapport des ingénieurs à leur métier, à la science et à l’éthique, permettant ainsi d’inscrire l’ingénierie dans une pensée écologique soutenue par un système de valeurs en lien avec les enjeux planétaires actuels.


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