Comprendre le processus de prise de conscience et de mobilisation d’une génération : lire « Les jeunes ingénieurs face aux urgences environnementales »

Alors que leurs ainés envisageaient une carrière souvent linéaire, au service du progrès technique et de la croissance économique, les jeunes ingénieurs composent aujourd’hui avec une réalité complexe et angoissante : celle d’un monde menacé par le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, les inégalités sociales croissantes. Cette situation provoque pour beaucoup d’entre eux un phénomène de dissonance entre les compétences techniques auxquelles ils sont formés et la prise de conscience des impacts écologiques et sociaux auxquels conduit ce progrès technologique. Ces dernières années, dans un contexte marqué par les alertes du GIEC, les discours engagés de jeunes diplômés se sont multipliés, et des mouvements se sont créés, comme Pour un Réveil Écologique ou Extinction Rebellion.
Pour mieux comprendre cette tension intérieure et ses effets sur les trajectoires des jeunes ingénieurs, Cécile Schwartz a choisi Mines Paris – PSL comme terrain d’étude. Grande école d’ingénieur généraliste étroitement liée au développement industriel et à l’extraction des ressources minérales depuis sa création en 1783, l’École est en effet emblématique des deux derniers siècles, même si elle a su rapidement s’emparer des sujets de transition écologique, tant dans ses activités de recherche que dans ses enseignements.
Structuré en trois phases successives, le processus de transformation ARM que décrit en détail Cécile Schwartz, constitue un cheminement émotionnel et intellectuel, mais aussi individuel et collectif — qui conduit les jeunes ingénieurs depuis la prise de conscience individuelle de la gravité de la situation, jusqu’à la mobilisation institutionnelle et sociétale. Organisés selon les trois phases du processus, les nombreux verbatims recueillis permettent de suivre au plus près ce cheminement intérieur des jeunes ingénieurs.
La prise de conscience de la gravité de la situation climatique et de leurs « perspectives terrifiantes », selon les termes de Bruno Latour, s’accompagne d’un bouleversement intime. Lors de la première phase du processus – Absorber -, individuelle et intime, les élèves vont successivement :
C’est un choc parce que ce sont des notions qu’on n’avait jamais entendues. Et ça, ça brise une idée qu’on s’était faite de sa vie. Et ça remet en question beaucoup de choses qu’on a vécues. C’est une sorte d’ouverture des yeux d’un coup, sur l’impression d’avoir marché à côté du chemin pendant vingt années.
Jeune diplômé.e P17
Cours « Énergie et changement climatique » par Jean-Marc Jancovici.
Ces émotions, loin d’être anodines et marginales, sont partagées par une majorité des élèves et jeunes diplomé.e.s de l’École. Une enquête en ligne menée en 2022 auprès des promotions P11 à P22, montre que parmi les 400 répondants :
À partir du moment où tu te poses des questions, ou bien que tu poses des questions et que les réponses qu’on t’apporte ne sont pas édulcorées, l’insouciance, elle part. La plupart de mes amis font le même constat. Je ne connais pas de gens de notre génération qui se disent totalement insouciants vis-à-vis de ce qui se passe autour de nous, sauf si c’est un mensonge. Je connais des gens qui disent qu’ils sont insouciants, mais j’ai du mal à le croire. Élève P21
Pour avancer dans cette première phase, les élèves de Mines Paris – PSL bénéficient d’un cadre académique qui favorise cette prise de conscience :
Visite du bassin à houle d’ACRI-IN, un bureau d’études à Sophia Antipolis spécialisé en aménagement du littoral, ingénierie maritime et maîtrise d’œuvre maritime et portuaire, dans le cadre du MIG ALEF, développement des énergies renouvelables dans un terminal portuaire.
Pour rester cohérents avec cette prise de conscience parfois vertigineuse, les jeunes ingénieurs vont modifier leurs comportements dans les sphères familiales et amicales.
La rupture [avec mes parents] a commencé avec le végétarisme. C’était inconcevable pour mes parents de faire des repas sans viande, les repas de fête. En plus, quand je rentrais à la maison, il ne fallait pas trop les brusquer. Jeune diplomé.e P18
Une fois leurs convictions forgées et affirmées, et les premières modifications de comportement installées, les jeunes ingénieurs poursuivent le processus ARM avec des engagements situés dans les sphères institutionnelles. Ils peuvent s’engager alors dans le cadre académique de l’École, en l’interpelant sur certains de ses partenariats, en demandant de nouveaux cours. Ils sont nombreux à démarrer une réflexion sur la manière d’adapter leur parcours professionnel pour minimiser leurs impacts environnementaux (en évitant les entreprises polluantes, en refusant le greenwashing, en choisissant des secteurs à impact…). Plus largement, un certain nombre vont repenser le rôle de l’ingénieur comme « passeur » entre disciplines, et développer une vision globale de ces sujets (en adoptant une approche systémique, en intégrant les contraintes matérielles, techniques, économiques, sociales ou en tenant compte des interdépendances…).
On ne fait pas de l’ingénierie dans un espace vide, il y a forcément une visée politique, forcément des impacts sociaux et environnementaux. Il n’y a rien de moins neutre que d’être ingénieur. Jeune diplomé.e P18
Cette mobilisation prend des formes variées, par exemple :
Pour certains, la transition est envisagée comme un vaste chantier, à la fois systémique et collectif, combinant innovations technologiques, transformation des modes de production. Les projets professionnels de ces jeunes ingénieurs peuvent porter sur la sobriété énergétique, le recyclage des matériaux, l’adaptation des infrastructures, ou encore la résilience des systèmes industriels et territoriaux, tout en intégrant les contraintes matérielles des entreprises.
L’étude de Cécile Schwartz met également en évidence l’importance du rôle joué par le collectif. À Mines Paris – PSL, la petite taille des promotions (environ 150 élèves par an), l’homogénéité des profils sociologiques, le fait de suivre le cursus au même rythme, sont autant d’éléments qui favorisent le partage des émotions, des réflexions et des convictions, qui permettent d’éviter les silos et les risques de stigmatisation au sein des promotions, et qui facilitent le soutien par le collectif.
Je pense que c’était essentiel pour ne pas se sentir seul, pour juste se sentir compris, parce que ce n’était pas forcément le cas ailleurs. Mon groupe d’amis, ça l’a beaucoup changé. Jeune diplomé.e P17
La force du collectif aux Mines a été très importante. On s’est tous posé ces questions en même temps et on s’est tous encouragés dans les changements. C’était essentiel pour ne pas se sentir seul, pour juste se sentir compris. Jeune diplomé.e P17
Ce soutien du collectif permet aux jeunes ingénieurs de résister au déni, d’accepter le renoncement à un certain confort, ou encore le risque de se mettre en marge. Il permet de prendre confiance en ses convictions et de se positionner en dehors des trajectoires traditionnellement attendues de la part de jeunes diplômés de l’École.
En complément de cette dynamique collective et de l’intégration de ces enjeux dans le cycle IC en 2018, la proximité entre élèves et Direction facilite la progression du processus. Une proximité qui permet à l’École d’être à l’écoute des interpellations de ses élèves. Cette écoute a conduit par exemple à la création en 2020 du séminaire « Ingénieurs et transition », conçu et animé par les élèves eux-mêmes, ou encore à ne plus se déplacer en avion dans le cadre de la formation. De manière générale, cette écoute permet aux élèves de vivre concrètement les premières interpellations au service de la cause écologique et résultats de ces interpellations au sein d’une institution.
Aux Mines, en fait, on a cette chance, on change avec le système. (…) C’est un vrai exemple de changement qui peut se faire, entre guillemets, de l’intérieur. C’est un changement qui vient de l’impulsion des élèves. Mais il ne faut pas se tromper, ce sont les élèves qui sont demandeurs. Mais ça suit tellement vite et c’est très réactif et très à l’écoute du côté de la direction des études, que ça ne donne pas le sentiment d’être en conflit. Jeune diplomé.e P17
Cette dynamique de transformation s’appuie également sur l’engagement des équipes enseignantes et de recherche, qui choisissent d’intégrer les enjeux environnementaux dans leurs cours :
Une grande partie de la transformation des enseignements vient du fait que certains enseignants ont conscience des enjeux et en ont une bonne compréhension. Ils vont naturellement intégrer ces sujets dans leur enseignement, de manière plus ou moins importante. Damien Goetz, enseignant-chercheur au centre de Géosciences
L’étude de Cécile Schwartz met ainsi en évidence une évolution de la manière de penser et d’agir des jeunes ingénieurs : sans rejeter totalement la technique, ils la replacent dans un cadre élargi où l’éthique, le vivant et les limites planétaires deviennent des repères structurants. Ils ne veulent plus avoir à choisir entre alignement avec leurs convictions et carrières professionnelles, mais cherchent au contraire à les concilier. En parallèle, la pluridisciplinarité des enseignements, à la fois théoriques mais aussi pratiques, et croisant sciences dures et sciences humaines) leur permet de prendre en compte réalités matérielles et contraintes industrielles dans les enjeux économiques et les questions sociétales.
Remise du Prix TTI.5 de la controverse environnementale, récompensant la meilleure analyse réalisée par les élèves ingénieurs autour du thème « S’inspirer de la Nature : quelles perspectives pour la transition ? », par Matthieu Mazière, directeur des études chargé du cycle Ingénieur Civil (IC), à l’occasion du Forum de The Transition Institute 1.5 (TTI.5), organisé le 3 juin 2025 sur le campus parisien de Mines Paris – PSL.
Pour Cécile Schwartz, ces jeunes ingénieurs envisagent désormais leur rôle selon un nouveau paradigme :
Je m’attelle à faire en sorte qu’ils soient conscients de ces problèmes et des difficultés à trouver des solutions, qu’ils soient capables de réfléchir en profondeur, qu’ils intègrent l’importance de l’histoire, qu’ils prennent en compte les êtres humains, les hommes et les femmes derrière ces enjeux. J’aimerais qu’en sortant de l’École, ils ne soient pas naïfs face à la situation, qu’ils prennent en compte les aspects sociétaux. Matthieu Mazière, directeur des études chargé du cycle Ingénieur Civil (IC)
Ainsi se dessine la figure d’un ingénieur qui ne se contente plus d’optimiser, mais veut être conscient de la portée politique, écologique et humaine de ses gestes professionnels, et contribuer à construire un futur durable.
Ouvrage aux éditions Presses des Mines de Cécile SCHWARTZ, « Les jeunes ingénieurs face aux urgences environnementales. L’expérience de l’École des mines : un processus en 3 phases »
Depuis 2003, l’Europe a réalisé des progrès conséquents dans l’adaptation aux vagues de chaleur : en proportion, on meurt moins, même si les températu...