Comprendre le processus de prise de conscience et de mobilisation d’une génération : lire « Les jeunes ingénieurs face aux urgences environnementales »

Science et société Transition écologique Décryptage
Publié le 9 octobre 2025
Les ingénieurs de demain n’entrent plus dans leur métier comme ils le faisaient hier : ils doivent désormais affronter l’angoisse d’un monde traversé par de multiples crises — environnementales, énergétiques et sociales. C’est le constat au cœur du livre de Cécile Schwartz, responsable du Mastère Spécialisé Expert en Environnement & Développement Durable, parcours Ingénierie et Gestion de l’Environnement (MS EEDD IGE) à l’Institut Supérieur d’Ingénierie et de Gestion de l’Environnement (ISIGE) de Mines Paris – PSL, publié aux Presses des Mines, et intitulé : Les jeunes ingénieurs face aux urgences environnementales. Fruit d’une enquête approfondie menée auprès d’élèves, de jeunes diplômés et d’enseignants-chercheurs de Mines Paris – PSL, ce livre explore comment, confrontée à des crises écologiques qui remettent en cause l’habitabilité même de la planète, la jeune génération d’ingénieurs parvient à transformer ses émotions et modifier ses trajectoires professionnelles en fonction de ces enjeux. S’appuyant sur une méthodologie rigoureuse et une approche empathique, le travail de Cécile Schwartz a révélé un processus de transformation intime et collective de ces jeunes ingénieurs, processus qu’elle a structuré en trois grandes phases 6 Absorber, (Ré)Agir, et (Se)Mobiliser 6 et appelé « processus ARM ».
À l’occasion de la Semaine européenne du développement durable et après la conférence organisée par La Fondation Mines Paris, réunissant Cécile Schwartz et Frédéric Fontane, Directeur de l’enseignement de l’École, sur le thème « Les ingénieurs face aux urgences climatiques », cet article propose une plongée dans les résultats et enseignements de cette étude autour d’une profession en pleine interrogation.

Une génération face à l’urgence écologique : le choc

Alors que leurs ainés envisageaient une carrière souvent linéaire, au service du progrès technique et de la croissance économique, les jeunes ingénieurs composent aujourd’hui avec une réalité complexe et angoissante : celle d’un monde menacé par le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, les inégalités sociales croissantes. Cette situation provoque pour beaucoup d’entre eux un phénomène de dissonance entre les compétences techniques auxquelles ils sont formés et la prise de conscience des impacts écologiques et sociaux auxquels conduit ce progrès technologique. Ces dernières années, dans un contexte marqué par les alertes du GIEC, les discours engagés de jeunes diplômés se sont multipliés, et des mouvements se sont créés, comme Pour un Réveil Écologique ou Extinction Rebellion.

Pour mieux comprendre cette tension intérieure et ses effets sur les trajectoires des jeunes ingénieurs, Cécile Schwartz a choisi Mines Paris – PSL comme terrain d’étude. Grande école d’ingénieur généraliste étroitement liée au développement industriel et à l’extraction des ressources minérales depuis sa création en 1783, l’École est en effet emblématique des deux derniers siècles, même si elle a su rapidement s’emparer des sujets de transition écologique, tant dans ses activités de recherche que dans ses enseignements.

 

Des jeunes ingénieurs qui transforment leurs émotions en actions : un processus progressif de transformation en trois phases

Structuré en trois phases successives, le processus de transformation ARM que décrit en détail Cécile Schwartz, constitue un cheminement émotionnel et intellectuel, mais aussi individuel et collectif — qui conduit les jeunes ingénieurs depuis la prise de conscience individuelle de la gravité de la situation, jusqu’à la mobilisation institutionnelle et sociétale. Organisés selon les trois phases du processus, les nombreux verbatims recueillis permettent de suivre au plus près ce cheminement intérieur des jeunes ingénieurs.

Phase 1 : ABSORBER des perspectives terrifiantes

La prise de conscience de la gravité de la situation climatique et de leurs « perspectives terrifiantes », selon les termes de Bruno Latour, s’accompagne d’un bouleversement intime. Lors de la première phase du processus – Absorber -, individuelle et intime, les élèves vont successivement :

  • Mieux saisir et mesurer les déséquilibres physicochimiques planétaires en cours : à partir de données scientifiques (rapports du GIEC, cours sur l’énergie, projets de recherche…), ainsi que la gravité de leurs conséquences. Dès leur première année de formation, les élèves de l’École sont notamment confrontés à des cours comme celui de Jean-Marc Jancovici, expert en énergie et climat. Ce cours, dispensé depuis 2008 et devenu obligatoire depuis 2019, expose les liens de cause à effet entre la consommation d’énergie de nos sociétés, les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique, ainsi que les risques d’emballement du système Terre (phénomènes de rétroaction, points de basculement, etc.). Pour beaucoup d’élèves, ce cours, basé sur des ordres de grandeurs techniques et matériels, est vécu comme un électrochoc :

 

C’est un choc parce que ce sont des notions qu’on n’avait jamais entendues. Et ça, ça brise une idée qu’on s’était faite de sa vie. Et ça remet en question beaucoup de choses qu’on a vécues. C’est une sorte d’ouverture des yeux d’un coup, sur l’impression d’avoir marché à côté du chemin pendant vingt années.

Jeune diplômé.e P17

 

Cours « Énergie et changement climatique » par Jean-Marc Jancovici.

 

  • Ressentir avec force un ensemble d’émotions :
    • Anxiété: « Ce qui me fait peur, c’est de manquer de ressources. » (jeune diplomé.e P18)
    • Colère : « Mais attendez les gars, si vous aviez écouté les scientifiques un tout petit peu plus tôt, c’était là, les courbes, elles ne datent pas d’hier. » (jeune diplomé.e P17)
    • Culpabilité : « Parfois je me dis que je n’en fais pas assez, que je n’assume pas mes positions notamment en public, alors qu’il le faudrait. » (jeune diplomé.e P18)

Ces émotions, loin d’être anodines et marginales, sont partagées par une majorité des élèves et jeunes diplomé.e.s de l’École. Une enquête en ligne menée en 2022 auprès des promotions P11 à P22, montre que parmi les 400 répondants :

    • 89 % considèrent l’écologie comme une préoccupation majeure.
    • 48 % se déclarent « anxieux » face aux enjeux environnementaux.
    • 62 % se disent « motivés pour agir ».

 

  • Transformer leur vision du monde et mettre fin à leur l’insouciance : intégrer désormais les limites planétaires dans chaque geste et choix, et remettre en question les modèles de réussite traditionnels.

 

À partir du moment où tu te poses des questions, ou bien que tu poses des questions et que les réponses qu’on t’apporte ne sont pas édulcorées, l’insouciance, elle part. La plupart de mes amis font le même constat. Je ne connais pas de gens de notre génération qui se disent totalement insouciants vis-à-vis de ce qui se passe autour de nous, sauf si c’est un mensonge. Je connais des gens qui disent qu’ils sont insouciants, mais j’ai du mal à le croire. Élève P21

 

Pour avancer dans cette première phase, les élèves de Mines Paris – PSL bénéficient d’un cadre académique qui favorise cette prise de conscience :

  • Des cours pluridisciplinaires : énergie et climat, sociologie des controverses, économie de l’environnement, éthique de l’ingénieur…
  • Des projets concrets, dès la première année du cursus : comme les MIG – Métiers de l’Ingénieur Généraliste, un dispositif pédagogique qui sensibilise les élèves aux grands enjeux industriels de la recherche et du développement. Pendant trois semaines, ils participent à des visites de sites technologiques, assistent à des conférences d’experts issus du monde industriel et mènent, en équipes d’une quinzaine d’élèves, un projet appliqué au sein d’un centre de recherche de l’École ou en entreprise. Ces MIG sont divisés en plusieurs thématiques, avec par exemple le MIG R-SOURCES, qui étudie de manière prospective l’une des ressources stratégiques de la transition écologique en se penchant sur l’exploitation du lithium dans l’Allier, ou encore le MIG EMIX, qui traite du mix énergétique français en 2050, notamment sur les objectifs versus tendances.

Visite du bassin à houle d’ACRI-IN, un bureau d’études à Sophia Antipolis spécialisé en aménagement du littoral, ingénierie maritime et maîtrise d’œuvre maritime et portuaire, dans le cadre du MIG ALEF, développement des énergies renouvelables dans un terminal portuaire.

 

Phase 2 : (RÉ)AGIR – Passer à l’action dans sa sphère personnelle

Pour rester cohérents avec cette prise de conscience parfois vertigineuse, les jeunes ingénieurs vont modifier leurs comportements dans les sphères familiales et amicales.

 

La rupture [avec mes parents] a commencé avec le végétarisme. C’était inconcevable pour mes parents de faire des repas sans viande, les repas de fête. En plus, quand je rentrais à la maison, il ne fallait pas trop les brusquer. Jeune diplomé.e P18

Phase 3 : (SE)MOBILISER – Agir collectivement pour transformer le système

Une fois leurs convictions forgées et affirmées, et les premières modifications de comportement installées, les jeunes ingénieurs poursuivent le processus ARM avec des engagements situés dans les sphères institutionnelles. Ils peuvent s’engager alors dans le cadre académique de l’École, en l’interpelant sur certains de ses partenariats, en demandant de nouveaux cours. Ils sont nombreux à démarrer une réflexion sur la manière d’adapter leur parcours professionnel pour minimiser leurs impacts environnementaux (en évitant les entreprises polluantes, en refusant le greenwashing, en choisissant des secteurs à impact…). Plus largement, un certain nombre vont repenser le rôle de l’ingénieur comme « passeur » entre disciplines, et développer une vision globale de ces sujets (en adoptant une approche systémique, en intégrant les contraintes matérielles, techniques, économiques, sociales ou en tenant compte des interdépendances…).

 

On ne fait pas de l’ingénierie dans un espace vide, il y a forcément une visée politique, forcément des impacts sociaux et environnementaux. Il n’y a rien de moins neutre que d’être ingénieur. Jeune diplomé.e P18

 

Cette mobilisation prend des formes variées, par exemple :

  • Le boycott de certaines entreprises non vertueuses, de certains secteurs.
  • Le bénévolat en associations (ex. : Les Shifters, La Fresque du Climat).
  • La bifurcation vers un emploi davantage aligné avec de nouvelles valeurs et convictions.

Pour certains, la transition est envisagée comme un vaste chantier, à la fois systémique et collectif, combinant innovations technologiques, transformation des modes de production. Les projets professionnels de ces jeunes ingénieurs peuvent porter sur la sobriété énergétique, le recyclage des matériaux, l’adaptation des infrastructures, ou encore la résilience des systèmes industriels et territoriaux, tout en intégrant les contraintes matérielles des entreprises.

Le rôle clé du collectif

L’étude de Cécile Schwartz met également en évidence l’importance du rôle joué par le collectif. À Mines Paris – PSL, la petite taille des promotions (environ 150 élèves par an), l’homogénéité des profils sociologiques, le fait de suivre le cursus au même rythme, sont autant d’éléments qui favorisent le partage des émotions, des réflexions et des convictions, qui permettent d’éviter les silos et les risques de stigmatisation au sein des promotions, et qui facilitent le soutien par le collectif.

 

Je pense que c’était essentiel pour ne pas se sentir seul, pour juste se sentir compris, parce que ce n’était pas forcément le cas ailleurs. Mon groupe d’amis, ça l’a beaucoup changé. Jeune diplomé.e P17

 La force du collectif aux Mines a été très importante. On s’est tous posé ces questions en même temps et on s’est tous encouragés dans les changements. C’était essentiel pour ne pas se sentir seul, pour juste se sentir compris. Jeune diplomé.e P17

 

Ce soutien du collectif permet aux jeunes ingénieurs de résister au déni, d’accepter le renoncement à un certain confort, ou encore le risque de se mettre en marge. Il permet de prendre confiance en ses convictions et de se positionner en dehors des trajectoires traditionnellement attendues de la part de jeunes diplômés de l’École.

En complément de cette dynamique collective et de l’intégration de ces enjeux dans le cycle IC en 2018, la proximité entre élèves et Direction facilite la progression du processus. Une proximité qui permet à l’École d’être à l’écoute des interpellations de ses élèves. Cette écoute a conduit par exemple à la création en 2020 du séminaire « Ingénieurs et transition », conçu et animé par les élèves eux-mêmes, ou encore à ne plus se déplacer en avion dans le cadre de la formation. De manière générale, cette écoute permet aux élèves de vivre concrètement les premières interpellations au service de la cause écologique et résultats de ces interpellations au sein d’une institution.

 

Aux Mines, en fait, on a cette chance, on change avec le système. (…) C’est un vrai exemple de changement qui peut se faire, entre guillemets, de l’intérieur. C’est un changement qui vient de l’impulsion des élèves. Mais il ne faut pas se tromper, ce sont les élèves qui sont demandeurs. Mais ça suit tellement vite et c’est très réactif et très à l’écoute du côté de la direction des études, que ça ne donne pas le sentiment d’être en conflit. Jeune diplomé.e P17

 

Cette dynamique de transformation s’appuie également sur l’engagement des équipes enseignantes et de recherche, qui choisissent d’intégrer les enjeux environnementaux dans leurs cours :

 

Une grande partie de la transformation des enseignements vient du fait que certains enseignants ont conscience des enjeux et en ont une bonne compréhension. Ils vont naturellement intégrer ces sujets dans leur enseignement, de manière plus ou moins importante. Damien Goetz, enseignant-chercheur au centre de Géosciences

 

Vers une pensée systémique, pragmatique et coopérative de l’ingénieur

L’étude de Cécile Schwartz met ainsi en évidence une évolution de la manière de penser et d’agir des jeunes ingénieurs : sans rejeter totalement la technique, ils la replacent dans un cadre élargi où l’éthique, le vivant et les limites planétaires deviennent des repères structurants. Ils ne veulent plus avoir à choisir entre alignement avec leurs convictions et carrières professionnelles, mais cherchent au contraire à les concilier. En parallèle, la pluridisciplinarité des enseignements, à la fois théoriques mais aussi pratiques, et croisant sciences dures et sciences humaines) leur permet de prendre en compte réalités matérielles et contraintes industrielles dans les enjeux économiques et les questions sociétales.

Remise du Prix TTI.5 de la controverse environnementale, récompensant la meilleure analyse réalisée par les élèves ingénieurs autour du thème « S’inspirer de la Nature : quelles perspectives pour la transition ? », par Matthieu Mazière, directeur des études chargé du cycle Ingénieur Civil (IC), à l’occasion du Forum de The Transition Institute 1.5 (TTI.5), organisé le 3 juin 2025 sur le campus parisien de Mines Paris – PSL.

 

Pour Cécile Schwartz, ces jeunes ingénieurs envisagent désormais leur rôle selon un nouveau paradigme :

  • Penser de manière systémique, en intégrant les interdépendances entre phénomènes physiques, économiques et sociaux, les interactions multiples entre énergie, climat, ressources, production et modes de vie, pour concevoir des solutions ancrées dans la réalité matérielle du monde.
  • Agir sur le temps long, en hiérarchisant les durées et en anticipant les effets différés des choix techniques ou politiques. Leurs projets s’inscrivent à l’échelle de plusieurs décennies, à l’image d’un « chantier de cathédrale » selon les mots d’une élève.
  • Réinterroger les cadres de consommation et de confort, en assumant une sobriété choisie : voyager moins, produire et consommer autrement, accepter des formes de renoncement au profit d’un mieux-vivre collectif.
  • Privilégier la coopération plutôt que la compétition, en construisant des ponts entre disciplines, secteurs et générations : l’ingénieur du XXIᵉ siècle doit être avant tout un passeur, capable de relier savoirs techniques, enjeux sociaux et valeurs éthiques.

 

Je m’attelle à faire en sorte qu’ils soient conscients de ces problèmes et des difficultés à trouver des solutions, qu’ils soient capables de réfléchir en profondeur, qu’ils intègrent l’importance de l’histoire, qu’ils prennent en compte les êtres humains, les hommes et les femmes derrière ces enjeux. J’aimerais qu’en sortant de l’École, ils ne soient pas naïfs face à la situation, qu’ils prennent en compte les aspects sociétaux. Matthieu Mazière, directeur des études chargé du cycle Ingénieur Civil (IC)

 

Ainsi se dessine la figure d’un ingénieur qui ne se contente plus d’optimiser, mais veut être conscient de la portée politique, écologique et humaine de ses gestes professionnels, et contribuer à construire un futur durable.


Pour aller plus loin :

Ouvrage aux éditions Presses des Mines de Cécile SCHWARTZ,  « Les jeunes ingénieurs face aux urgences environnementales. L’expérience de l’École des mines : un processus en 3 phases »

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