Voir le vivant autrement : l’intelligence artificielle au service de la biodiversité

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Publié le 8 juillet 2025
Comment comprendre, mesurer, modéliser ou accompagner les dynamiques du vivant dans un monde en transition ? Face aux bouleversements climatiques et écologiques, ces questions sont au cœur des recherches menées au sein de The Transition Institute 1.5 (TTI.5), porté par Mines Paris – PSL. En réponse aux objectifs du GIEC, TTI.5 développe une approche systémique, interdisciplinaire et profondément ancrée dans les réalités du terrain. Son axe 5 « La planète vivante » s’attache à explorer les interactions entre changement climatique et dynamiques naturelles : sols, végétation, biodiversité, génomes bactériens, systèmes agricoles ou encore outils d’analyse écologique. Autant de sujets qui permettent de repenser notre lien au vivant, dans une perspective de transition durable.
À l’occasion du workshop annuel de TTI.5, organisé le 4 juin 2025 à Mines Paris – PSL, plusieurs projets de recherche portés par les centres de recherche de l’École ont été présentés dans le cadre de cette session dédiée à l’axe 5. Dans cet article, focus sur Étienne Decencière, directeur du Centre de Morphologie Mathématique (CMM) de Mines Paris – PSL, et son projet sur l’utilisation de la vision par ordinateur pour mesurer et mieux comprendre la biodiversité, une contribution originale pour éclairer les conditions d’une transition écologique attentive au vivant.

La biodiversité à l’ère du numérique

Face à l’effondrement de la biodiversité, la communauté scientifique s’accorde sur un constat : il est nécessaire d’outiller rapidement et efficacement la recherche écologique pour inventorier, modéliser et comprendre les dynamiques du vivant. C’est dans ce contexte qu’intervient le travail mené par Étienne Decencière et son équipe au sein du CMM, qui explore les possibilités de la vision par ordinateur – une branche de l’intelligence artificielle – pour soutenir la transition écologique.

La vision par ordinateur, c’est la capacité d’un système informatique à « voir » et à analyser automatiquement des images. Cette technologie est déjà utilisée dans de nombreux domaines : véhicules autonomes, sécurité, imagerie médicale… Elle offre aujourd’hui un potentiel inédit pour l’étude de la biodiversité.

Voir, compter, comprendre : ce que l’IA permet déjà

Les applications de la vision par ordinateur dans le suivi de la biodiversité sont multiples. À partir d’images issues de microscopes, caméras fixes, drones ou même radars, les algorithmes peuvent :

  • détecter des individus dans leur environnement naturel,
  • compter et mesurer les populations animales ou végétales,
  • identifier les espèces ou même les individus d’une même espèce,
  • caractériser des comportements ou des usages du sol.

Ces fonctions permettent d’obtenir des données à grande échelle, plus rapidement et avec une précision croissante. Plusieurs exemples concrets, issus de travaux menés avec des partenaires académiques ou industriels, illustrent ce potentiel.

Des planctons aux lézards : cas d’usage

  1. Les planctons d’eau douce :

Dans le cadre d’une collaboration avec le CEREEP – Ecotron Île-de-France (CNRS), une campagne d’étude sur 16 lacs artificiels a permis de collecter des échantillons d’eau contenant des micro-organismes. Grâce à la microscopie, des centaines de milliers d’images ont été générées. Mais les classifier manuellement est un travail titanesque. L’intervention du CMM a pour but de développer des algorithmes capables de reconnaître automatiquement différentes espèces de plancton, en dépit de leur grande variabilité morphologique.

  1. Identification individuelle de lézards vivipares :

Avec l’Université de Toulouse, l’École Pratique des Hautes Études (EPHE – PSL) et le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), l’objectif est ici de suivre des individus en semi-liberté.  L’IA apprend à reconnaître les individus, un défi particulièrement ardu compte tenu des faibles différences morphologiques entre eux. Les résultats obtenus, bien que perfectibles, ouvrent la voie à une approche de suivi automatisé des populations.

  1. Différencier des espèces de bourdons :

Les bourdons constituent un marqueur précieux de l’état de santé d’un écosystème. Certains travaux menés avec l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris s’intéressent aux ailes de bourdons. Les motifs formés par les intersections des nervures alaires sont spécifiques à chaque espèce. En automatisant la détection de ces motifs sur image, le temps d’identification est considérablement réduit. Avec un taux de réussite de 97 %, cette méthode pourrait soutenir de nombreux programmes de surveillance des pollinisateurs.

 

  1. Détection de poissons sur des vidéos acoustiques :

Avec EDF, des caméras acoustiques (semblables à l’échographie médicale) sont placées près des rivières pour suivre les migrations de saumons et anguilles. L’analyse des vidéos permet d’identifier les espèces en fonction de leurs mouvements. Une thèse est prévue pour approfondir cette approche.

 

Défis méthodologiques et perspectives

Malgré ces avancées, les défis techniques restent nombreux :

  • Rareté de certaines classes d’espèces, notamment en danger
  • Grande variabilité intra-espèce et différences subtiles entre espèces proches
  • Qualité hétérogène des images, souvent prises en conditions naturelles
  • Explicabilité des résultats pour garantir la confiance des écologues
  • Méthodes frugales, capables de fonctionner avec peu de données ou de ressources

Ces verrous sont au cœur des réflexions menées avec les partenaires de la chaire AI4Biodiversity, qui vise à rendre ces outils accessibles aussi aux entreprises, dans une logique d’impact sociétal et environnemental.

Une approche interdisciplinaire pour la transition écologique

L’ensemble de ces travaux s’inscrit dans une dynamique résolument interdisciplinaire. À l’intersection de la biologie, de l’écologie, de l’informatique, de l’ingénierie et des mathématiques, ils mobilisent un large réseau de partenaires.

C’est précisément cette fertilisation croisée que promeut TTI.5 : penser ensemble, avec rigueur et imagination, des réponses systémiques à l’urgence climatique. Grâce à la vision par ordinateur, Mines Paris – PSL contribue à renouveler notre regard sur le vivant, et à rendre visible, mesurable et intelligible la complexité du monde naturel.

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